lundi 22 février 2010

Texte : De coexistences et d’intériorité, l’idiolecte de Denise Pelletier

De coexistences et d’intériorité, l’idiolecte de Denise Pelletier
Dualité. C’est cette notion qui, dès l’abord de Pli et pluie de Denise Pelletier, m’apparaît avoir prépondérance sur toute autre. Mais d’une dualité qui se définirait par la rencontre de l’avers et du revers d’une même chose. De deux pôles, qui, bien plus que de s’opposer, se compléteraient, se feraient écho. Le plein coudoie ainsi le vide, le blanc fréquente le noir. La masse imposante et infrangible trouve résonance dans la ligne incisive et agitée, l’opacité, dans la transparence. Au cœur de cette apparente disparité, un fil d’Ariane : le mot. Il est la clé de voûte, la matière première de l’œuvre. Il est la source pérenne à laquelle la graveuse puise toute son inspiration.

Passages de textes, fragments de poèmes, extraits d’articles de journaux ou bribes de conversations attrapées dans le brouhaha d’une foule pressée et anonyme, l’artiste extirpe ainsi des locutions, qu’elle dépouille de leur peau primitive. Ces phrases, ces mots perdront en effet
leur sens originel pour devenir des mots souche, à partir desquels s’édifiera un langage graphique personnel. Des formes abstraites dotées de parole. Car les mots, noms communs ou noms sujets, même retirés de leur contexte, ne sont pas vides de sens; ils ne sont pas choisis pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils incarnent. Les mots pleins, germes d’images, matrices de sentiments. Les mots qui ne peuvent être que visuels. Consignés tout aussi instinctivement que subrepticement dans des cahiers destinés à cette fin, ils se soudent à d’autres vocables, recueillis de la même façon il y a des semaines, des mois, des années. Il aura fallu une sensibilité et une réceptivité artistique, celle de Denise Pelletier, pour que cette pluralité linguistique se fonde en une singularité langagière. Puissante et éloquente.

Paroles écrites, mots parlés et parlants prennent donc vie dans le silence de l’atelier. Silence et parole : dualité, complémentarité. La graveuse, comme beaucoup, voit son quotidien battre au rythme des verbes « se presser », « trimer », « planifier », « être à l’heure », « ne pas oublier ». Quand elle franchit le seuil de l’atelier, quand elle défie ainsi le temps, s’intériorise et cherche le silence dans cette atemporalité, génératrice de courts – mais ô combien chers – instants de sérénité, elle est au cœur du dualisme, elle le vit de l’intérieur : agitation versus arrêt.

Ici, dans cette thébaïde, baignant dans les mots porteurs de sens et faisant la sourde oreille aux verbes oppressants qui dictent nos vies, l’artiste élabore, de manière pulsionnelle, une suite d’œuvres. Des eaux-fortes et des aquatintes. Ici se détache une nouvelle dichotomie, celle qui cherche à s’établir entre l’esthétisme et l’intuitif, mais qui, au final, n’autorisera jamais le beau à l’emporter sur le viscéral. Car l’artiste laisse libre cours à cette folle et incoercible envie de dire, de verbaliser. Aller au bout de soi, au bout de ce qu’on ressent à travers ce qui a été dit, ce qui a été écrit. C’est en atelier que Denise Pelletier calme cette faim-calle, ce manque perpétuel de ce qui lui est nécessaire pour vivre : les mots. Jusqu’à la prochaine tourmente, jusqu’au prochain débordement, jusqu’à la prochaine urgence de créer. Alors, tout comme pour Pli et pluie, elle donnera naissance à des schèmes, à des calligraphies spontanées qui ne figurent dans aucun dictionnaire, qui ne sont issues d’aucune langue connue et qui entraînent celui ou celle qui y pose son regard dans les confins de l’âme, dans les profondeurs des sentiments, lui faisant goûter un peu de cette sérénité. Tout comme pour Pli et pluie, elle fera parler l’abstraction, comme autant de mots émanant de l’invisible, comme autant de perceptions, d’appels à l’esprit qui font s’opposer le fragile et l’imposant, le claire et le sombre, le pli qui casse et la pluie qui coule.

Par une intuition de la matière, par une sensualité de la forme, la graveuse commute (d’élément linguistique à élément visuel) et poétise le langage. Mais ce transcodage impressif n’est jamais statique. A contrario, il donne à voir un univers vibrant. Comme le son puissant d’un mot prononcé à voix haute. Peut-être cette force vibratoire s’installe-t-elle dès le premier geste créateur, dans la chorégraphie inhérente à l’exécution d’une eau-forte ou d’une aquatinte, où la gestique, très physique et répétitive, impose le mouvement, réfute toute inertie. Ou peut-être cette force vibratoire tient-elle de la dualité. Justement. Le tangible ne dialogue-t-il pas ici avec l’impalpable, l’intériorité avec l’expressif ? Ces antinomies – ces coexistences – ne forment-elles pas un tout parlant, qui, par-delà l’abstractionnisme, fait appel à ce que nous avons de plus commun, en s’adressant à notre humanité ? Et c’est peut-être au fond ce que l’artiste cherche à figurer, de par cette syntaxe, cette verve visuelle qui lui est propre : la nature humaine; à travers ses contradictions, dans ce qu’elle présente de plus complexe, dans ce qu’elle a de plus complet.


Marie Lachance
Avril 2005