Moleskine 2002 Copyright ©Denise Pelletier

2002
Des mots qui cognent le silence:
bleu misao -l’espace aux ombres-confidences minimales- le manteau de Genji-les griffes dans l’eau-brides bavardes-
Pousse sur ta propre tige
Il est difficile de prendre possession de ce désert de lignes. Je crains d’abimer son calme silence. C’est comme entamer le zinc précieux d’une matrice. Je dis précieux dû à son coût mais surtout parce qu’il m’est nécessaire et que trop pauvre matériellement je ne peux me l’offrir qu’au prix de nombreux sacrifices.
Je commence ici de nouveaux projets je tiens ici, je retiens ici dois-je écrire, mes pensées sauvages, crues. Je tente de les contenir pour ne pas perdre le fil ténu de leur curseur.
En acquérant ce moleskine je file derrière mon père qui toute sa longue vie a rédigé ses notes d’épiceries, autant que ses commandes de travail, peut être même ses espoirs, ses désespoirs dans les siens.
J’aurais aimé en posséder un seul mais le sort en a décidé autrement, un autre les possède peut être ou les a détruits. Qu’importe, je le retrouve aujourd’hui en reprenant le trajet…
J’ai eu besoin de carnets pour de multiples raisons je les ai choisi pour le prix le poids mais surtout pour me retenir et je choisissais ceux aux limites confortables pour la main pour le sac.
Mon bagage souvent grand, mon énergie plus jeune me permettait de grandes peintures, mais voilà aujourd’hui j’ajuste mon tir, ou plutôt mon dire. Je commence plus sobrement, plus sagement, plus intimement.
Je songe à mes nœuds, ceux du cœur, de l’esprit, ceux de coton, aussi tant de projets prisonniers du temps qui me manque. Il me presse de commencer ceux de coton tant d’années à les ramasser, à les déposer à l’abri des poussières, des regards. Tant de temps à les regarder et à les enfermer, inspiration….…
Je me suis arrêté là pour faire mon miel d’encre de solitude et de silence. C.Bobin
Chacun butine ce qu’il cherche…. F.Cheng
Si je retiens ici ces mots de Bobin ou ceux de Cheng c’est qu’ils expriment richement ce qu’ils affirment. Ils me caressent mes soies, me touche….
Je suis retournée à l’atelier samedi 2 novembre 2002, je suis allée revoir deux matrices de l’année, deux matrices abandonnées en chemin faute de questionnement. Je n’arrivais pas, je n’y suis pas arrivé encore. À défaut j’ai fait une manière noire sur la partie gauche et j’ai poli la droite de manière soutenue, il s’y trouve maintenant un intéressant dialogue mais y manque qq points ou même un seul, ce détail qui retient, qui permet de demeurer là saisie ou simplement interpellé. Comment faire, que faire, je vais laisser l’image trace, accrochée là. Contempler, réfléchir jusqu’à plus ou je donnerai à voir ce dialogue muet.
L’autre matrice je la sais plus prête pour un suicide, il y manque vraiment qq points mais il y a un choix à faire, un choix impératif mais je n’en suis pas encore là, alors je travaillerai mes optogrammes, puis je prendrai un temps d’arrêt.
Je tends vers un repos pour me préparer à un grand voyage en Thaïlande. Je veux être prête et en forme, alerte et sereine, réceptive, curieuse. Pour cela il me faut être en état de grâce…. Je dois imprimer quelques ¨griffes dans l’eau¨ la dernière surtout au cas une invitation survient.
Attendre….dessiner…
Je n’arrive pas, plus, j’ai annulé une journée d’atelier, je n’ai rien à dire, rien à faire, il y a ce vide si grand, si présent….je ne sais plus où je vais ni où j’avance, je reste là, ici.
L’espace, les spaces du livre m’interpellent, me titillent, me questionnent. Je songe à mes nœuds, à mes sutures, à mes morceaux noirs ces rescapés de mes manières. Par où? Quand? Oui…non…je ne sais pas encore…
Je vais sortir dans cette neige hâtive, écouter le chant de mes pas dans la neige au sol, je vais aller chez Lacerte il y a Elmyna Bouchard, j’irai me perdre dans son merveilleux travail, dériver dans l’autre …
Time out! Temps mort, temps mord…
La discrète! La placotteuse! La ville! La piscine! Le Lac St-Jean! La nageuse! La robe! Dessins à l’acrylique, eau forte, aquatinte, pointe sèche; fraicheur, douceur, singularité.
L’aquatinte est jetée en vrac, acidulée, quelques coups de griffes directement sur la matrice parfois peut être dans le vernis. Là tout est permis sauf le superflu. Pour en arriver là il faut ne plus prendre le temps de réfléchir, de faire, il faut juste l’urgence du geste ….
Les dessins en courte pointe m’ont pincé l’oreille, l’œil, les mains. Envol! …
Et si je cousais mes sutures en portrait des blessures, sens blessés, blessures de sens, sang…..m’arrêté là.
Revenir ici sur mon Tambour d’eau.
Je l’ai réalisé après une absence prolongée en Europe. Une période où je reprenais contact avec moi-même. Une durée qui m’a permis de partir de moi, de puiser aux sources multiples qui m’entouraient et qui m’ont permis de prendre une voie fidèle à l’être.
J’ai entamé ce projet spontanément avec des gestes simples. Je l’ai réalisé au levé du jour. Toujours à la lumière naturelle. Je tentais chaque matin d’atteindre cette lumière différente; particulière, sereine, douce, enveloppante. J’arrêtais là….Tambour d’eau est une voie, ma voix aussi, il communique l’indicible, l’illisible, un temps qui passe. Un kilomètre à l’est, un kilomètre à l’ouest…..
Je l’ai présenté, partagé sans artifice à l’ombre d’un parc, au bord de la rue passante, achalandée, rarement fréquentée. Un passage obligé. Je l’ai installé là pour accoster l’œil ouvert, l’œil chercheur, l’œil éveillé, l’œil réceptif….
Mon projet tambour d’eau, suite de poèmes muets, dessins vocaux sans repentirs. Une célébration pure qui exige élimination, re-centration. Une méditation dans le continuum intensif de ma démarche artistique. Une échappée, un souffle, la montée d’un vent léger.
12 novembre 2002
et aujourd’hui mon travail suspendu …j’ai pu prendre du temps, pour eux, pour moi, un arrêt.
Et germe en moi l’idée d’une exposition particulière. Je vais préparer mon projet lentement pour ne rien oublier. D’abord créer l’œuvre initiale unique, pas de suite ici, une plage multipliée ici selon le nombre de lieux visés, où je le présenterai dans le même mois, de la même année. M’imposer, m’exhiber partout en même temps dans une forme particulière. Une œuvre gravée accompagnée d’un texte de démarche, d’un cv court, d’une présentation de l’œuvre, d’une liste des lieux où …L’envoi devrait être confirmé : reçu par la poste. Ces reçus deviendront le catalogue de l’exposition. La preuve du passage de l’œuvre en galerie. Une exposition itinérante ou voyageuse. Plus certainement voyageuse. Une photo témoin du départ des œuvres à la poste de Québec, journal…La liste des lieux où l’œuvre accostera : galeries, une importante par ville importante, en Europe, aux USA, au Canada.
13 novembre 2002
séjour en atelier, jour béni, pas vraiment une journée parfaite mais une journée de re-centrement.
Mardi.
Je me retire, je vide l’atelier, pour combien de temps, jusqu’où vais-je tenir, combien de fois ais-je tenter le diable, celui du temps suspendu. Je dois y arriver cette fois-ci. D’abord m’ajuster à mon horloge biologique. Mais comment remplir ce temps d’atelier abandonné….
Je lis tout juste ces mots de Lee Ufan : c’est cette dynamique de la distance qui m’a construit. Et il fait référence ici au fait qu’il n’est nulle part chez lui, puisque les japonais disent qu’il est coréen, que les coréens disent qu’il est japonais et que les européens le traite d’oriental.
Et il me permet de réfléchir ici sur mon plaisir d’être dans les aérogares, aéroports, ces lieux qui n’en sont pas, « entre-deux » ni ici, ni là, passage neutre.
Depuis l’enfance j’ai été mise en pension au couvent du Bon Pasteur, Jonquière, Saguenay, au couvent des Ursulines de Roberval disparu l’an dernier (feu). La maison familiale à Roberval, la maison des vacances au lac des Commissaires, Toujours ailleurs, jamais ici. Je n’ai jamais habité longtemps une même adresse et même avec celle d’aujourd’hui je cours toujours vers d’autres frontières, sans parler de mon art qui me mène en des lieux moins fréquentés….et je dis moi aussi, c’est la dynamique de la distance qui m’a construite.
Dans la vie la distance est souffrance mais aussi force. Il est très pénible de devoir sans cesse soit observer, soit être observer. Mais je crois que c’est précisément en ce lieu si inconfortable et si peu lieu qu`il soit, que le monde devient vivant….
Je rêve à partir d’ici à de longs moments de méditation, j’aspire à ces longs moments pour enfin arriver à des phases de concentration totale. Trouver ma voie, la suivre. Qu’est-ce que? … Qu’elle image me plaît, pourquoi ce grand champ blanc ? … mes pas dans la neige….
Un grand champ bleu, mon pas dans le sable….
Un grand champ sombre, mon pas dans la solitude …
La grandeur de l’inconnu, mon besoin de découvrir, mon goût de l’incertain, vivre, être là vivante, changer mon quotidien, échanger, funambule ….
Aujourd’hui samedi….
Un jour échangé, une vie maison contre un bon d’atelier, un temps cuisson contre un bain contrôlé (acide) du temps pour …
Lundi
En lisant : la maison doit être comme un organisme rythmé, un être qui aide la vie, comme le nid aide l’œuf à mûrir…..
Est-ce la maison familiale ou les maisons de transit qui m’ont aidé à mûrir. Sans doute moi aussi, on y échappe pas.
Ce qui me vient là comme image c’est cette rotonde au haut de l’escalier qui mène aux chambres, Alain occupe cette chambre arrondie, le dernier des enfants à le faire avant que la maison ne devienne centre d’accueil pour personnes âgées,
Cette rotonde adoucit mes nuits, calme l’arrivée à l’intimité de chacun de nous. Et le petit balcon, tout petit, miniature même, me fait rêver aujourd’hui. Que ne donnerais-je aujourd’hui. Que ne donnerais-je aujourd’hui pour y assoir mes fesses, quelques minutes, le temps d’un clin d’œil, le temps de me souvenir…est-ce de là que j’ai développé ma curiosité ? … c’est là que parfois j’écoutais en retrait la vie d’en bas…
Mardi 26 novembre 2002
Je suis passée à l’atelier visionner plusieurs diapositives. Présenter un dossier à la Galerie McClure, Montréal ….en les regardant à la suite je découvre une relation continue : Un Jardin grand comme un grain de moutarde, présenté dans la rotonde de l’Hôtel de ville de Québec, puis Encyclopédie Singulière 1997, installation photographiée dans la rotonde de la Bibliothèque Félix Leclerc, la galerie Adagio. Vient ensuite Tambour d’eau 2000, installation présentée dans la Galerie Engramme, Méduse, sise dans la côte d’Abraham dans le rond de la basse ville. Je m’installe là où le mouvement circule, pas d’angles droits, ça spire, inspire.
C’est dans la rotonde que j’écoutais, imaginais et nourrissais mes rêves. Artiste je communique dans la rotonde, est-ce pour partager mes rêves enfouis? … Ce qui est certain ici c’est que le lieu en creux reçoit ou plutôt enveloppe intimement mon projet.
1’décembre
Qu’arrive t’il?... nostalgie où se précipite des temps multiples, neige ou Noël, ou juste assez se temps pour prendre les pensées une à une et les sentir, les arroser. Entretenues elles donnent à voir les couleurs d’hier et mélangent aussi celles d’aujourd’hui.
La neige tombe, il fait chaud là où je suis.
J’écoute la musique de Noël, toute celle d’avant, avant c’est quand on dirigeait ma vie, pas si mal quand même et malgré tous les heurts. Pour l’adolescence c’était moins facile, mais quel bonheur aujourd’hui d’avoir pris toutes ces noirceurs dans la force d’une jeunesse fougueuse.
Étude pour une jupe d’Emma
Étude pour la jupe à charbon
Une phrase à retenir d’une conversation, un projet à venir…
3 décembre 2002
Ce jour là je songe toujours à mon père.
Je suis né homme privé. Imre Kertész
Aujourd’hui une joie dans notre intimité, d’autres iront couper le sapin, nous irons aux chats… à notre deuxième visite nous allions quitter déçus, sans appel…l’homme a déposé le cageot au sol, nous a jeté un regard de dérangement. Denis a demandé si c’était un dernier arrivage, oui, non, ils arrivaient de la piqure chez le vétérinaire nous avons assisté au transport…là quelques coups de cœur…mais plus de frustrations, car seul les sans colliers sont libres pour nous. L’un d’eux en bottes blanches joue, il fait son one cat show et nous savons là que c`est lui que nous adopterons ….Alexandre, Denis et moi. Quel nom? …
10 décembre 2002
Jour gris, jour de congé, j’ai raté l’aurore lilas d’hier et aujourd’hui désolation, un matin sombre malgré la blanche neige, malgré ce jour de liberté. Il y eu tant à dire du pastel de la froidure. La porte restée ouverte a tout effacé.
15 décembre 2002
Lumière froide ce matin et pourtant comme il est bon de respirer l’air doux et tiède. Un début de jour presque printanier et encore une musique sortie de l’enfance, de mes Noëls lointains, cette musique effleure l’oreille sans griffes, passe sa main dans mes cheveux blanchis, m’enveloppe le cœur et le corps.
Et ici je prendrai le temps de noter mes inquiétudes d’hier, plutôt mes impressions car je ne suis pas soucieuse. La mammographie plus douloureuse, mais il en dépend peut-être de mon régime alimentaire. Quelques chocolats en trop, ou de la technicienne moins affirmée ou simplement de mes étirements forcés au travail à ce temps de l’année et qui rendrait mes implants plus durs, donc plus présent lors des compressions de l’appareil.
Que dire de l’autre examen, l’appareil est un lit froid, confortable, il photographie mes os. Ici c’est la radiologiste qui m’effraie, sa jeunesse devrait me réconforter, non, bêtise humaine, et là je songe à mon âge avancé ou je ne pourrai plus réagir. Est-ce que les jeunes sont tous aussi froids, aussi indifférents, mon corps et mon cœur subiront des assauts blessants habitués que je suis à la caresse, la tendresse. La lenteur biologique de mon système entretenu depuis l’éternité à son rythme blues.
Je cesse là, un groupe de jeunes vient s’installer trop bruyamment.
Où? Peut-on encore prendre son temps, du temps sans bruits….
Partout la musique à plein volume, les mains fougueuses qui tambourinent la table, les cellulaires en sonneries d’alarmes variables, les calls impromptus.
Je cherche une retraite paisible ce matin encore, qu’il est difficile … de plus en plus de trouver un lieu de silence. Je suis à l’oasis de Laurier, la ventilation ronronne, la fournaise peut être, les cliquetis des ustensiles des cuisines avoisinantes éclatent ici et là, et la femme amoureuse, silencieuse trop longtemps discourt à son vieil amant dans une dissertation continue, aucun silence, aucune paix. Je prendrai un livre pour tenter l’ultime possibilité de retrait ici.
HUPOMNÊMATA
Je note ici cette correction de coquille déjà commise. J’avais utilisé hypomnêmata pour nommer certaines petites feuilles de notes prises par moi et données à voir comme œuvre. Si je me souviens bien il s’agit du projet Nombre d’art, organisé par Engramme il y a quelques années. Je le note ici après une lecture de textes de Michel Foucault. Dits et Écrits où il explique, nomme hupomnêmata : carnet mémoire, somme de connaissances acquises pour la constitution de soi. Ainsi il me confirme qu’à m’écrire je m’aide à me construire, je m’aide à naître. Quant à Imre Kertész l’auteur qui m’occupe aujourd’hui, il aurait plutôt utilisé le terme de chroniques d’une métamorphose. Qu’elle richesse que ma langue.
35 Wickeder Strasse, Werl, Allemagne
L’adresse civique de mes belles années, mes jeunes années, mes vingt ans. Wickeder Strasse, comme un chant à l’oreille, comme un baume au cœur, plus, une caresse dans la chaire vive de mon souvenir. J’ai quitté l’enfance, j’ai fermé les livres d’un passé pluvieux et j’ai traversé sur les rives plus joyeuses d’un avenir à venir, d’une re-naissance.
23 décembre 2002
Comme par le passé, au Village Normand de Place Laurier près de la fontaine bruyante, odorante, un court temps d’arrêt avant le dernier sprint au travail, puis ce sera Noël. Je suis prête, fin prête, en rajouter serait faire partie de cet enfer commercial plutôt que de renouveler la fête. Pour moi Noël c’est jour de lumière, de fête, jour des enfants celui de la reconnaissance de leur présence, jour où leur apporter un brin de magie, beaucoup d’amour, leur réaliser un rêve, leur apprendre à croire à l’impossible possible. Oui, leur donner l’image réelle d’un espoir irréalisable réalisé. Jour de don, d’échange, jour agréable.
Et c’est passé, déjà dans le passé. Jour de moments agréables, mais encore jours de commerce :je te donne, tu me donnes, je rajoute, tu ajoute, cercle sans fin, commerce. Je vais terminer l’année sans surprises aucune. Noêl=Commerce, rien de plus, rien, maintenant rien.
Je vais reprendre mon questionnement, tremper dans mes lectures, mes dessins, prendre le temps de faire un pas en avant, deux pas en arrière.
Vivre calmement.
à suivre....