De la gravure et du dessin
Bien
avant ma formation artistique, je dessinais, je ne gravais pas encore. La
gravure, la création d'une matrice en vue de produire une image imprimée,
inversée et potentiellement multiple, sont advenues plus tard. C'est à l'école
des Beaux-arts que j'ai commencé à
graver, dans le même temps où j'apprenais, vraiment, à dessiner.
Graver,
tracer, dessiner ont sans doute les mêmes origines et sont assurément des
expressions caractéristiques de l'humain. Mais qu'est-ce qui différencie dessin
et gravure, image dessinée et estampe (image imprimée, estampée) ?
Temporalités différentes
Le
temps de réalisation du dessin est instantané : ce que je trace est déjà
visible, lisible en tant que dessin, image figurée ou non, qui apparaît sans
délai sous mes yeux. Il est ce que je fais. Dans le cas de l'estampe, l'image
obtenue l'est en deux temps bien séparés : celui de la réalisation de la
matrice ( qui reçoit les premières traces) et celui de l'impression. La matrice
contient l'image en devenir, en puissance, non pré - visible. Seuls les creux et entailles sont perceptibles et,
qui plus est, en inversion symétrique. Le dessin final n'est pas visible même
si les traces du geste qui a gravé sont déjà présentes.
L'image
finale peut aussi varier selon la manière d'encrer, la nature du support
(papier chiffon ou papier bois, grain, épaisseur, souplesse) et sa préparation
(sec ou humide). L'image se présente
toujours comme une révélation,
une surprise plus ou moins annoncée. Le papier masque la matrice, le report par
pression assure l’impression et l’image peut être dévoilée. Le temps
d'apparition de l'image est dissocié du temps d'exécution de la matrice (qui
n'est alors que dessein) et du temps d’impression par report.
Facilité et complexité
La
procédure de fabrication, d'élaboration de l'image différencie clairement
dessin et estampe. La complexité du processus de la gravure explique qu'elle
soit en général pratiquée plus tardivement que le dessin. Très tôt, dès
l'enfance, on découvre le plaisir du tracé, du gribouillis, du dessin. C'est
une expression graphique des plus faciles à mettre en œuvre car un simple
crayon, une feuille de papier suffisent. L'immédiateté du tracé qui rend
visible l'énergie du geste fascine et amuse le jeune enfant bien avant que ne
soient décelées et exploitées les possibilités de représentation et de
signification.
L'apprentissage du dessin n'est pas
tant dans la maitrise technique des outils et supports que dans la lente et
profonde transformation du regard, la construction progressive d'une
intelligence visuelle. Le dessin en tant que pratique d'expression dépasse
largement la question de la technique. Quelques heures suffisent pour savoir
utiliser un fusain ou une craie mais des années sont nécessaires pour développer
le sens des proportions, la compréhension des valeurs visuelles du monde
visible, le sens de l'expressivité par la composition et les rythmes, et une
culture des signes qui permettra de développer un véritable vocabulaire
expressif. Véritable éducation du regard, cet apprentissage continu et régulier
nécessite une lente maturation et aussi la confrontation aux œuvres existantes
pour conduire à la maitrise d'un mode d'expression simple et terriblement
efficace qu'on appelle dessin.
De la pratique du dessin
Pour
des raisons historiques (reproduction et diffusion des œuvres d'art) les
techniques de l'estampe sont apparentées à celle du dessin, bien que les outils
utilisés soient bien différents. Elles offrent des possibilités expressives
très tôt remarquées, valorisées et exploitées par les artistes (Rembrandt,
Goya, Degas, Matisse, Picasso…). Ce qui différencie les estampes artistiques
des estampes "industrielles" c'est bien sûr les conditions de
diffusion mais aussi les qualités plastiques et formelles qu'elles proposent au
regard. L'artiste graveur n'est pas simplement un artisan graveur, il se veut
artiste. Au delà de l'élaboration artisanale, qu'apprécient tous les graveurs
et qui les distinguent des infographistes, par exemple, il y a donc l'exigence
d'une qualité artistique de l'image obtenue. Cette plus-value est liée à la
sensibilité, au talent et à la compétence plastique de l'artiste créateur. A ce
titre la pratique du dessin, au sens large, est primordiale en gravure, qu'il
s'agisse du dessin d'observation, du dessin d'intention ou du dessin
d'expression (indépendant de toute figuration).
Dessiner c'est mettre en relation,
organiser, rythmer les valeurs plastiques qui définissent formes, volumes,
espace selon une logique picturale et à des fins expressives. Dans cette
maitrise indispensable des enjeux formels propres aux arts du dessin, celle du
dessin d'observation a une place particulière et significative.
Au delà du plaisir de tracer, dessiner renvoie
naturellement à l'observation du réel. Dessiner c'est rendre visible, lisible,
le visible. Le dessin, par la pratique continue et régulière de l’observation
et de l’analyse visuelle, aiguise l’acuité du regard, affine la perception et
développe la compréhension de la phénoménologie de la vision. Il aide à mieux
voir le monde, à percevoir les relations et à affirmer ses propres capacités de
perception.
On
devrait déplorer davantage (on commence à le faire…) la dévalorisation de
l'apprentissage du dessin dans les écoles d'art et dans les cours d'arts
plastiques. Car cet apprentissage permet
un approfondissement de la relation objective, mais aussi intériorisée, au
monde sensible. À l'ère de la démultiplication intensive des images
mécaniques et de l'hybridation constante des formes d'expression, dessiner
pourrait nous préserver des risques de l'indifférenciation généralisée où toute
image semble se valoir, mais aussi des inconvénients d'une réduction de la
créativité à un jeu de collage-pillage
si fréquent (et si facile). La pratique du dessin nécessite du temps,
des efforts, de l'humilité, un oubli de soi qui inverse la propension générale
au nombrilisme. Elle propose une autre perception du temps et offre une
alternative salutaire à un rapport au monde réduit essentiellement au lien entretenu
aux diverses images multipliées de ce monde. Cette intensification du regard
conduirait assurément à une intensification du rapport au réel.
"Ce
que je n'ai pas dessiné, je ne l'ai pas vu" (Goethe)
Signe gravé et signe dessiné
L'entaille gravée, premier geste de l'artiste graveur,
n'est pas le signe, contrairement au tracé du dessin. Elle est le signe en
attente, en suspens, inversé, qui , pour être révélé doit être imprimé. Le
geste qui trace, grave, creuse ou sillonne laisse dans la matière sa mémoire.
L'image imprimée est un transfert, un report, un retour figuré de cette mémoire
inscrite dans la matrice.
Ces
signes rendent comptent du plaisir de l'entaille, du creusement, ou de
l'évidemment, et renvoient inévitablement, en terme de création, à une
symbolique érotique et archaïque. Le graveur Maurice Maillard l'évoque dans un
très beau texte :
" La
gravure incise la permanence de la matière. L'estampe est transfert. La matrice
est instance, l'épreuve est dévoilement " .
Ils sont aussi caractéristiques d'une
expressivité spécifique induite par la résistance de la matière face au geste
qui l'entame et par la technique utilisée (netteté et pureté du burin, velouté
de la pointe sèche, vaporeux et grain de l'aquatinte, vigueur et franchise de la
xylographie). Les techniques de la gravure imposent des règles au geste. Il ne
peut être aussi libre qu'en dessin. Avec un fusain on peut travailler en
légèreté ou en puissance, en effleurant ou en écrasant le support, avec un
burin il faut accepter les règles de prise en main, la résistance relative de
la plaque de métal. Le geste qui peut être rapide, doux, fluide en dessin va
être plus mesuré, freiné, contraint en gravure. Il sera aussi un peu plus
limité en puissance et en ampleur même si les combinaisons de techniques
permettent de palier ces apparentes difficultés. Ceci définit des registres de
signes bien particuliers. Ces contraintes sont acceptées par le graveur et il
peut les exploiter, les surmonter selon ses ambitions et son talent.
Autre
distinction notable entre signe gravé et signe dessiné : le dessin autorise les
reprises, les effacements rapides selon l'impulsion. En gravure, sauf dans le
cas particulier de la manière noire, tout repentir est quasiment impossible, ou
du moins le plus souvent problématique. L'acte créatif y est plus définitif.
L'entaille gravée est une incision, une décision qu'il faut assumer.
De l'importance de la matrice
Le
lent processus de fabrication de l'image, artisanal, manuel et mécanique, est
très important pour les artistes graveurs. Il semble donner à l'estampe une
intensité et une profondeur bien
particulières, inimitables par d'autres techniques. N'en déplaise aux adeptes
de la digigraphie ou de " l'estampe numérique "… La genèse de la
matrice est un moment clé. Elle est l'origine de l'image mais matérialise en
même temps son absence. L'image est latente. La matrice contient un dessin en
puissance, prêt à être diffusé. A la créativité artisanale qui conduit à la
réalisation de la matrice, mélange de savoir d'artisan et de talent
artistique, s'ajoutent aussi les
possibilités de créativité lors de l'impression et du tirage. La magie du
tirage est un moment fort pout l'artiste graveur. En marge du dessein initial
des images imprévues peuvent toujours advenir.
De la nécessaire autonomie
L'exploitation
de caractéristiques plastiques spécifiques, mais aussi l’émancipation des
contraintes liées à la reproduction et au multiple, ont permis de considérer la
gravure comme un champ plus large qu'un simple registre de techniques. La
notion de report, les qualités des encrages, le potentiel créatif lors des
tirages ont donné à la gravure ses lettres de noblesse (qualités spécifiques
que les amateurs continuent d'apprécier).
On
n'attend pas d'un art qu'il en singe un autre. On peut se souvenir de la photographie qui a su s'émanciper du
pictorialisme pour être considérée comme un art à part entière, et non une
simple technique de reproduction ou un pastiche des autres arts. La gravure ne
cherche pas à se fondre ou à se confondre avec d'autres techniques de
productions d'images. Elle n'a pas cherché à imiter la photocopie, il y a
quelques années, ou aujourd'hui,
l'infographie, sous prétexte que ces techniques seraient plus récentes et donc
plus "modernes". La modernité de la gravure se situe ailleurs. Elle
est à prendre au sens où Clément Greenberg la formule, en la liant à la
question de l'autonomie et de la pureté de l'art : "En art la pureté
consiste dans l'acceptation (consentie) des limites du médium propre à chacun
des arts" (La peinture moderniste 1965).
L’estampe contre l’indifférenciation
La
gravure propose un répertoire d'instruments expressifs aux sonorités et aux
registres mélodiques très caractéristiques. Le principe du report, la
possibilité de reproductibilité, même minimale, sont constitutifs de ces
techniques. La gravure offre des qualités expressives particulières et une
nature d'objet artistique spécifique qu'il convient, aujourd'hui plus que
jamais, de préserver dans un monde saturé d'images le plus souvent destinées à une consommation
rapide. L'estampe reste une image qui
peut résister, faire front,
face à l'indifférenciation, la
banalisation et la confusion. Car toutes les images ne se valent pas, loin s'en
faut. Changer leur nomination ne suffira pas à transformer leur nature.
L'estampe, figurative ou non, image imprimée à partir d'une matrice, est
une surface plane où formes, masses, surfaces, signes s'organisent et se
composent. A ce titre elle est naturellement un dessin. Ce qui différencie
dessin et estampe réside surtout dans ce qui précède la naissance de l'image.
L’estampe met en jeu les mêmes constituants formels et utilise les mêmes
principes plastiques. Elle sera multiple, sous certaines conditions (limitation
des tirages, numérotation) tandis que le dessin restera unique. Cependant la
réciproque n'est pas assurée : il ne suffit pas qu'une image soit multiple,
numérotée et signée, pour être une estampe.
Choisir
de s'exprimer par la gravure, c'est accepter certaines contraintes techniques
mais c'est aussi garantir un statut particulier d'image artistique : une image
originale , créée par un artiste , à partir d'une matrice, fondée sur le
principe du report, dans un contexte d'édition défini, une image moins chère
qu'un dessin ou une peinture mais
restant de très bonne qualité matérielle par le soin porté au choix du papier,
par l'intensité inégalable des pigments, et par la résistance durable des
encres.
Choisir
la gravure, c'est consentir librement à un registre d'expression spécifique.
C'est une manière, détournée, indirecte, de pratiquer un art du dessin à partir
d'une typologie plastique particulière et, dans le meilleur des cas, inimitable
par d'autres techniques.
ERIC DURANT mai 2012